Marcel Tayrac, batelièr d'Òlt

Collecté en 1988 Sur la Commune de Entraygues-sur-Truyère Voir sur la carte
J'apporte des précisions ou
je demande la traduction >

Introduction

Film 16 mm noir & blanc de Yves Chahuneau, produit par le Centre d’animation de loisirs en Rouergue (CALER) dans le cadre de l'opération Òlt (1988) pour le compte du Musée du Rouergue.

« On a du mal à imaginer aujourd’hui l’impor­tance de certaines rivières dans le réseau des voies de communication d’autrefois. Les écluses qui bali­sent le parcours du Lot, entre Bouquiès et la Garon­ne, sont sans doute les témoignages les mieux conservés et les plus apparents de la navigation fluviale sur cette rivière. Quelques anciens, nés à la fin du XIXe siècle, ont vu dans leur petite enfan­ce les dernières embarcations commerciales défiler sur le Lot. Et, dans certaines familles, on se sou­vient d’histoires racontées jadis sur les aventures des gabariers.
On se souvient ainsi, par tradition orale, du temps où la navigation, – chose presque inimaginable aujourd’hui –, partait d’Entraygues avec comme objet essentiel de trafic, le merrain. On se servait du bois des gorges du Lot pour fabriquer les bar­riques dont on avait besoin dans les vignobles cahorsins et bordelais. Ce bois servait aussi à la construction des embarcations qu’il était plus facile de construire à proximité de la matière première et de livrer à la descente qu’à la remonte. Le trafic du bois de tonnellerie se doublait ainsi de celui des bateaux eux-mêmes dont le matériau de base pouvait être réutilisé vers l’aval à d’autres fins que la navigation.
Les gabares à fond plat étaient adaptées à la navigation fluviale et avaient été conçues dans des temps où les écluses fai­saient défaut. C’est pourquoi elles ont été longtemps utilisées, même dans les tronçons de riviè­re assez turbulents et non équi­pés, ce qui est le cas pour le Lot d’Entraygues à Bouquiès. Il fallait alors pouvoir franchir tou­tes sortes d’obstacles : rapides (raspas) ou barrages (paissièiras) et éviter les écueils (malpàs). C’est pourquoi la navigation avait lieu en période de hautes eaux (aigas volantas) qui permettaient de passer au-dessus de ces difficul­tés de parcours.
Mais la rivière constituait également une barrière naturelle qu’il fallait franchir et, outre les gués qui n’étaient utilisables qu’une partie de l’an­née et quelques ponts très espacés, on utilisait donc là aussi des bacs (naus) ou de simples barques (batèus). D’où une importante activité d’armement fluvial, avec parfois la spécialisation de villages d’artisans (batelièrs), comme à Saint-Sulpice ou à Montarnal.
On construisait de solides embarcations selon une technique utilisée jusque dans les années 1960 par un des derniers constructeurs de barques, M. Marcel Tayrac, de La Bastide d’Entraygues (commune d’Entraygues) qui fut batelièr à Saint-Sulpice. M. Tayrac, orphelin de père à l’âge de neuf ans, a été initié à cette technique par son grand-père, dans l’entre-deux guerres. Il connait donc les méthodes de construction qui furent em­ployées au XIXe siècle et sans doute avant.
L’intérêt ethnographique présenté par le savoir-faire du dernier batelièr d’Òlt n’avait pas échappé à M. Zéphirin Bosc, majoral du Félibrige, qui le signala à l’attention du Musée du Rouergue. Son conservateur, M. Jean Delmas, envisagea aussitôt le tournage d’un film présentant les différentes étapes de fabrication. Ce projet (…) fut intégré au programme de recherche sur les traditions de la Vallée du Lot mis en œuvre par le C.A.L.E.R. dans le ca­dre de la convention culturelle Etat-Département.
Le film a été tourné en 16 mm, noir et blanc. La barque construite pour le tournage mesure environ 6 m de long et 1 m 20 de large. Elle est une sorte de modèle réduit des anciennes gabares qui pouvaient attein­dre une vingtaine de mètres de long.
Comme tout processus de fabrication, la construction d’une barque est précédée d’une phase de préparation du chantier, des outils et des matériaux nécessaires à sa réalisation.

Préparation du chantier
Le chantier ou bastièr

Il se présente essentiellement sous la forme d’une cale de construction faite de deux grosses poutres parallèles sur lesquelles sont disposées des traverses appelées vergons. L’ensemble est monté aux dimensions de la barque afin d’offrir une assise stable et solide sans gêner pour autant les déplacements pendant la phase d’assemblage.

Les outils
Autrefois, la hache constituait l’outil de base et l’instrument presque unique de la fabrication. En fait, on utilise aussi un marteau, une hachette (pigasson, achon), des herminettes (cabaissòl, besagut) et une scie égoïne. Il faut également prévoir des leviers ou un cric, une corde ou un tendeur pour le pliage. Enfin, on utilise un étalon de bois (mesura), une fausse équerre (gabaril) et un cordeau pour le traçage.

Les matériaux
Le bois est coupé en sève descendante et utilisé dans les mois qui suivent la coupe. Les côtés et le fond du bateau sont en planches de chêne d’une seule portée et la membrure est en châtaignier sauvage.
Au bois, viennent s’ajouter des clous en fer forgé (tachas), de l’étoupe, de la mousse et du goudron. Le montage peut alors commencer.

L’assemblage
Découpe des planches de chêne

La première opération consiste à préparer selon le même principe les côtés et le fond du bateau. On choisit des planches légèrement plus longues que la barque à construire. Il en faut une ou deux pour chacun des côtés, deux ou trois pour le fond, suivant la largeur de l’embarcation. Moins nombreuses seront les pièces de bois à assembler, plus simple sera la construction et meilleure l’étanchéité du bateau.
Les planches sont posées sur la cale, le côté extérieur du bois regardant le sol. Elles sont assemblées selon une ligne brisée qui permet un ajustage solide et une bonne utilisation du bois.

Traçage du fond
Les planches étant accolées, on trace l’axe longitudinal qui représente l’axe de symétrie du bateau. Pour le traçage, on utilise une baguette de bois étalon, comportant deux encoches : l’une en son milieu, l’autre à 10 cm environ d’une extrémité. La longueur de cette baguette doit être égale au huitième de celle de la barque. Pour obtenir la longueur totale du fond, on reporte huit fois la baguette étalon. On part d’une extrémité sur l’axe longitudinal et on reporte deux fois la mesure. En rajoutant la dizaine de centimètres matérialisée par l’encoche, on obtient le point de départ de la courbure de la proue.
Avec deux mesures de plus, on a le milieu du bateau, où il faudra placer les premières “courbes”. Deux nouvelles mesures moins 10 cm, et on obtient le point de courbure de la poupe. Il faut ensuite tracer aux extrémités deux segments per­pendiculaires d’une longueur d’environ 40 cm, qui représentent l’avant et l’arrière du bateau.

Traçage de la ligne d’ajustage des bords

Le fond du bateau est rectangulaire en sa par­tie centrale, jusqu’aux lignes d’inflexion. Sa largeur pour une barque de 6 m de long est d’envi­ron 1 m 20.
Pour tracer les lignes de coupe des parties à centrer, on donne au cordeau une flèche d’environ 6 cm en son milieu et l’on effectue un piquetage à l’aide de pointes qui guideront le cordeau et lui donneront un tracé en arrondi.
La découpe s’effectue à la hache, sur la cale de construction. Les bords extérieurs du fond sont attaqués, au jugé, suivant un angle précis, vérifié au moment de la finition par la fausse-équerre (gabaril), que l’on se transmet dans la famille de génération en génération.
Cette section en biais permettra d’ajuster les côtés en plan incliné.

Le bordage
Les côtés sont fixés au fond au moyen de clous (tachas) de fer forgés préalablement étoupés : à l’aide de fil ou d’étoupe de chanvre grossièrement filée, on entoure le sommet de la tacha juste au-dessous de la tête. Ainsi, lorsque les clous seront enfoncés, l’étanchéité de l’assemblage sera assurée.
Afin de pouvoir mettre les côtés plus aisément en place, on effectue des entailles adaptées dans les traverses qui supportent la sòla, au ras de celle-ci. On pose les côtés dans ces entailles bien plaquées contre le biais de la sòla et on le maintient dans cette position en plaçant des étais à l’extérieur, de part et d’autre de la barque. On effectue alors des avant-trous avec le vilebrequin pour guider les clous et ne pas faire éclater le bois. Dans le cas d’une barque de 6 m, on en place une dizaine de chaque côté sur la partie centrale, espacés de 30 cm environ. Il faut alors consolider cet ensemble.

Fixation des premiers couples

Les couples qui vont former la membrure du bateau sont constitués par les “courbes” (corbas) et par les pès de melet. Ils sont taillés d’une seule pièce, à la hache, dans des branches de châtaignier, choisies sur l’arbre, en fonction de leur forme naturelle en angle obtus. On leur donne une section carrée ou rectangulaire, l’angle d’inclinaison étant contrôlé à la fausse-équerre.
La corba est fixée au côté et à la sòla au moyen de chevilles : deux sur la branche horizontale, deux sur la branche inclinée. Pour renforcer l’ensemble, on enfonce une tacha au sommet de la corba, dont on recourbe la pointe qui fait saillie de l’autre côté de la planche de bordage.
Le pè de melet est taillé comme la corba, mais sa partie horizontale est très courte. Elle est constituée d’un biseau d’une vingtaine de centimètres qui vient s’encastrer dans celui que l’on va ménager à l’extrémité horizontale de la corba déjà en place. Ces deux pièces ainsi ajustées sont solidarisées par une tacha plantée transversalement. Le pè de melet est également fixé à la sòla et aux côtés par des chevilles (une sur la tranche horizontale, deux sur la branche inclinée).
Le couple est alors achevé.
Les “courbes” sont disposées en quinconce mais, à ce stade de la construction, on ne place que trois baux car il faut d’abord procéder au pliage de l’avant et de l’arrière de la barque.

Le pliage à froid

Il s’agit d’une opération délicate qui peut en cas de fausse manœuvre obliger le batelièr à tout recommencer.
Le pliage des trois composantes d’une extrémité, la sòla et les costats, s’effectue d’abord à froid et de manière simultanée. On place d’abord, pour maintenir l’écartement des deux côtés dans leur partie centrale, une barre transversale à hauteur de la ligne d’inflexion. Pour soulever lentement et progressivement la sòla, on utilise un cric placé sous l’extrémité que l’on veut relever. On prend soin de placer une planchette entre le cric et la sòla pour mieux répartir l’effort. Autrefois, on utilisait l’effet de levier avec des barres et des cales.
Pour commencer à rapprocher les planches de bordage, on a fixé à leur extrémité deux chaînes reliées entre elles par un tendeur à vis. Autrefois, on perçait un trou à chaque extrémité des costats et on les reliait au moyen d’une corde que l’on tendait avec un morceau de bois.
Par pliage à froid, les planches admettent une certaine flexion. Lorsque la limite est atteinte, les craquements sont de plus en plus forts et fréquents. C’est le moment du chauffage qui va assouplir le bois.

Le pliage à chaud

On commence par recouvrir la sòla sur la partie à plier, avec une couche de sable humide d’environ 7 cm. Puis on allume, sur ce sable, un feu alimenté par des copeaux. Cette opération peut durer une à deux heures selon la température ambiante. En cours de chauffe, on alimente le feu et on arrose les côtés périodiquement afin de faciliter la pénétration de la chaleur dans le bois et d’éviter qu’il ne devienne trop sec ou qu’il ne brûle. Lorsque le bois est bien chaud, on peut terminer l’opération de pliage qui s’achèvera par l’assemblage des parties mises en contact.

Assemblage des extrémités de la barque (poupe et proue)
Pour maintenir les extrémités ainsi pliées, on cloue les côtés à la sòla comme cela a été décrit précédemment. On taille ensuite une pièce de bois qui sera fixée entre la sòla et les côtés et qui assure la solidarité de l’ensemble.
Cette pièce de bois de chêne, qui s’appelle cachor à l’arrière et tabòt à l’avant, est taillée à la hache. Comme pour les “courbes”, la hache sert ici aussi bien pour débiter la pièce de bois, que pour la dégrossir, la façonner et la fignoler. Cette pièce est conçue pour s’encastrer entre les bordages et la sòla mais aussi pour en recouvrir les extrémités. Le batelièr doit donc tenir compte de l’inclinaison de la sòla et des côtés et ménager une bordure en saillie pour les recouvrir.
Le cachor servira éventuellement de point d’appui pour diriger la barque, cependant que le tabòt recevra la chaîne (cadena).
Il faut ensuite terminer la membrure.

La membrure
Pour consolider l’ensemble, on complète le dispositif des couples. On en place un de part et d’autre des trois déjà installés, juste après les lignes d’inflexion, puis un autre, environ au premier tiers des plans inclinés de la sòla ; on double cette corba par une autre disposée en sens inverse et qui tient lieu de pè de melet. Cette disposition particulière s’expliquerait par le fait que les extrémités et surtout l’étrave, sont exposées aux chocs. Mais c’est peut-être aussi parce que ce sont des parties formées en force qu’il faut maintenir en place. Viennent ensuite les dernières “courbes” qui n’ont nul besoin d’être renforcées puisqu’aux extrémités, il y a le tabòt et le cachor.
Lorsque tous les couples sont en place, on scie les extrémités qui dépassent du bordage et on les égalise à la hache ou à l’herminette. La barque peut alors être retournée pour les travaux de finition et d’étanchéité.

La finition
Le contre-chevillage (transcunhatge)

On commence par déclouer les traverses de montage sur lesquelles on avait fixé la sòla. La barque ressemble à un hérisson. Toutes les chevilles de fixation des baux sont en saillie de plus de 5 cm. Il faut les scier au ras des planches et introduire en leur milieu des pièces de bois taillées en pointe dont la largeur est égale au diamètre des chevilles et qui les bloqueront définitivement.

Le colmatage
Pour boucher les trous des tachas qui maintenaient les vergons, on enfonce des pointes de bois appelées ponchials.

Le calfatage (mossatge) et le goudronnage
Pour rendre étanche les interstices créés par les différents assemblages, on les calfate avec un mélange d’étoupe, de chanvre et de mousse à demi séchée, entortillé comme une corde que l’on fait pénétrer à la jointure des planches à l’aide d’un burin et d’un marteau.
Il ne reste plus qu’à goudronner pour avoir une protection complète. On utilisait autrefois du goudron produit à partir du bois, mais on se sert depuis longtemps de celui fourni par le charbon de Decazeville.
Cette opération terminée, la barque est sablée et prête à être mise à l’eau, après séchage.
On a alors une barque de 6 m de long, d’1 m 20 de large, qui pèse environ une tonne, pouvant porter de lourdes charges et d’une grande maniabilité. Pour obtenir ce résultat, il a fallu une bonne semaine de travail à temps complet pour deux hommes. De la coupe du bois à la mise à l’eau, la construction d’une barque devait représenter l’équivalent d’un mois de travail pour un batelièr. » (“En vallée d’Olt : construction d’une barque selon une technique ancestrale”, d’après Christian Pierre Bedel et Jean-Pierre Gaffier, dans Vivre en Rouergue n° 68, automne 1988)

Vidéo

© Yves CHAHUNEAU pour le Centre d’animation de loisirs en Rouergue (CALER) - Tous droits réservés Institut occitan de l'Aveyron

Localisation

Vous aimerez aussi...

En cours de chargement...